La légende de Guillaume d'Orange fut mise sur papier au XIIe siècle. L'année où elle sortit des voix claires des troubadours est inconnue. Cependant, on raconte que, pour le personnage de la belle sarrasine Oriabel, on s'inspira d'une princesse de l'époque, Lana de Cordoue, fille du sultan de cette meme ville, qui vécut pendant un temps en France sous le nom d'Aélis de Basserive. Mais bien sûr, l'histoire d'Oriabel, aussi belle puisse-t-elle être, n'est pas la veritable histoire de Lana de Cordoue. Mais elle est tout aussi digne d'être racontée et de rester dans nos mémoires.

Sur le marché des esclaves, à Cordoue, en cet an de grâce 1126, bien des fidèles de Mahomet remarquèrent une chrétienne d'une grande beauté, blonde comme le soleil et aux yeux plus bleus que la mer Méditerranée. Mais rapidement, comme de raison, elle fut vendue à un prix d'or. Et pas à n'importe qui. Au calife de Cordoue en personne, pour devenir sa concubine.

La jeune femme, cependant, ne s'accoutumait pas du tout à sa cage dorée. Elle pleurait souvent, et, lorsque les muezzins de la mosquée chantaient dans la chaleur de la journée leur chant quelque peu nasillard, elle ne faisait pas ses ablutions comme toute bonne musulmane. Elle se mettait à genoux et disait, tout doucement: "Ave Maria, gratia plena, dominus tecum..." Pour une pareille infamie, on l'aurait souvent battue et forcée à abjurer, avec la menace de la mort. Mais Soliman, son maître, avait donné l'ordre qu'on ne la touchât point, comme si, pour une fois, ce qu'exigeait le Prophète ne pouvait que nuire à sa compagne qui n'avait besoin que de douceur et de compréhension.

Elle donna naissance un an plus tard à une petite fille. Mais on ne lui laissa pas le soin de l'enfant, craignant qu'elle ne fasse d'elle une infidèle. Elle n'eut d'ailleurs pas le temps de la voir grandir. Elle mourrut peu de temps après son accouchement. La séparation d'avec son enfant était, disait-on, le coup fatal.

La fillette grandit entourée de ses demi-soeurs et des autres épouses de son père. Élevée dans le Coran, sa nourrice qui avait connu sa mere lui parlait cependant souvent d'elle. L'enfant, qui s'appelait Lana, put comprendre assez rapidement pourquoi elle était différente des autres, avec les yeux bleus et la peau blanche qu'elle tenait de la chrétienne qui, pendant un certain temps, avait su toucher le coeur de Soliman, bien involontairement.

On lui apprit aussi assez rapidement que mourir en guerre sainte était la plus belle mort que pouvait avoir un fidèle de Mahomet. Dans la ville de Cordoue, il y en avait d'ailleurs bien l'occasion. Almoravides et Almohades se déchirraient à belles dents pour le contrôle de la ville. Cordoue, qui avait été l'une des plus belles et des plus puissantes cites dans le monde islamique avait perdu de son prestige depuis le siècle dernier. Et Soliman, dès la mort de son père, avait reçu sur ses épaules une très lourde charge.

Mais Lana, dès qu'elle fut en âge de comprendre la situation, refusa de se mêler aux troubles, préférant plutôt prier pour ceux qu'elle aimait et qui risquaient leur vie tant les disputes pouvaient être violentes. On cria d'abord qu'elle était une infidèle, et les mauvais traitements faillirent bien commencer pour elle. Mais Soliman, malgré tous ses soucis, apprit assez rapidement la situation et protégea sa fille. Il n'avait pas oublié la mère, et les grands yeux bleus de Lana la lui rappelaient plus que tout autre chose. Et, lorsqu'il demandait L'enfant près de lui, il était ému par la petite voix fluette qui, dans sa grande candeur, demandait à son père qu'il y ait la paix. Comme si ça se faisait en un claquement de doigts.

Si tout le monde avait un coeur d'enfant, il n'y aurait pas de guerre.

Lana, dans son adolescence, comprit assez vite que ce n'était pas si simple. Et de voir à chaque jour une ride s'ajouter au visage déjà prématurément vieilli d'un père qu'elle adorait lui brisait le Coeur et lui faisait réaliser de plus en plus qu'il n'était pas si facile d'obtenir la paix. Il fallait prier, prier...

La guerre avait achevé de la traumatiser quand, un jour où elle avait entendu du tapage dehors toute la journée, et encore plus fort que d'habitude, le cadavre d'un jeune homme fut jeté précipitamment dans la chambre des femmes, Allah sait comment. Quand Lana s'approcha du corps, ne sachant pas trop quoi faire d'autre, elle aperçut son visage. Il était beau.

Mahomet avait dit que la guerre sainte amenait directement au paradis. Mais la guerre sainte implique-t-elle d'enlever la vie à des innocents? Elle ne pouvait y croire. Allah était trop miséricordieux pour cela. Mais il devait y avoir un autre moyen. C'était l'évidence même. Sinon... tout cela n'avait plus de sens pour elle.

Tout se chamboula le jour où la rumeur courut dans le palais que Soliman, ce jour-là, ne s'était pas levé.


[U.C.]