Il était une fois, dans un royaume touchant l’occident de nos contrées franques, une princesse aux cheveux d’ébène, à la peau de satin et aux yeux d’acajou. Ses manières étaient plus douces que le lit du ruisseau s’écoulant gaiement dans le bois de Brocéliande et sa voix possédait la douceur du cristal. Elle n’était ni trop petite, ni trop grande. Son caractère était égal et partout dans le palais, l’on voyait cette princesse comme un gage de paix.

Elle avait grandi auprès de sa mère, reine de ce palais, et à quatre ans, jamais, du plus loin que ses souvenirs remontaient, elle ne se rappelait du visage de son père. La petite princesse, dans l’imagination de son esprit d’enfant, avait dessiné le visage de ce roi du palais qu’elle ne connaissait. Elle lui avait donné une aussi belle moustache que celui du chef des gardes, une plus belle prestance que celle du vainqueur du tournoi de la Saint-Jean et un caractère noble, plus noble encore que celui des plus grands rois des plus grands royaumes alentours.

La princesse avait été élevée seule, librement, mais toujours la reine avait veillé à ce qu’elle apprenne toutes ses leçons. Dans son cœur de mère, elle espérait que la petite princesse sache se servir des dons que la nature avait glissé dans son berceau.
A sa grâce naturelle, elle voulait y donner la justice. A sa curiosité, elle y mit de la culture. Dans sa vivacité, elle y plaça de l’intelligence. De ses mutineries enfantines, elle en fit de la persévérance.

Un jour qu’elle avait disparu, sa mère, fort inquiète, lança tous les gardes du palais à sa recherche. Des armoires aux coffres, des escaliers aux recoins, des renfoncements des murailles aux chambres isolées, nul ne pu la retrouver et c’est un garde, soucieux de cette disparition, qui trouva la petite princesse cachées dans la plus haute pièce de la plus haute tour du palais. Elle aimait se trouver seule et poser ses grands yeux bruns sur la vallée qui s’étendait sous ses pieds. Si petite à son âge, elle se hissait sur la pointe des pieds pour atteindre la fenêtre, mais refusait fermement l’aide de ses aînés.


-Maman, demanda la fillette en posant une main sur le livre d’histoires, comment s’appelait la princesse?
-Isabel, comme sa maman et sa grand-mère, répondit la mère d’une voix douce.
-Et qui était son papa? Est-ce qu’il va venir plus tard dans l’histoire?
-Je ne peux que te dire qu’il s’appelait Henri...et chut! je continue.
La petite fille s’enfonça sous ses draps, posant de grands yeux sur les dessins qui semblaient danser à la lumière de la lampe de chevet.


La princesse grandissait en âge et en sagesse. On lui prêtait de nombreuses vertus mais aussi des défauts qui ternissaient ce tableau si parfait. Elle alliait une douceur angélique mais un esprit fort. Elle détestait se savoir en tort, mais savait avoir assez de patience pour ne pas ennuyer la reine avec ceci. Bien souvent, elle se murait dans le silence et ne laissait éclater ses plus intimes pensées que bien plus tard. Mais on ne pouvait lui nier un esprit si avisé qu’il pouvait rivaliser avec celui des hommes qui gouvernaient le palais.

Mais un jour, alors qu’elle avait atteint une dizaine d’années, la reine annonça qu’elle épousait un homme, le futur roi du palais.
C’était un homme de belle prestance, ami du grand roi lui-même et à l’allure si agréable et au verbe si vrai que la princesse l’accepta auprès d’elle. Elle aima ce beau-père qui le lui rendit autant qu’il le pu.

Des petits frères, des petites soeurs naquirent et la princesse les aima autant qu’elle le pu, mais elle savait que ses frères deviendraient un jour rois, princes ou grands seigneurs de châteaux. Elle, qui était une fille, épouserait à son tour un homme de grande importance. Elle l’espérait, le savait et plus elle avançait en âge, plus ses espoirs d’aimer cet homme qui lui serait promis augmentaient.
Elle l’aurait presque supplié à la reine, mais celle-ci, suivant le roi du palais, refusa cette faveur.

-Son beau-père est cruel...
-C’est une histoire, Mahaut...tu sais, il fut une époque où les mariages permettaient à deux royaumes d’être en paix.
-C’est ce qui arrivera à la princesse Isabel?
-Oui.
-Qui épousa-t-elle? Dis-moi, maman! Je ne veux pas attendre la fin du livre!

Devant le regard suppliant de l’enfant, la mère eu un sourire tendre et refermant le livre, s’assit à côté de la fillette qui ramena sa couette sous son menton, les yeux grands ouverts.
-Alors écoute bien, Mahaut, car je vais te raconter la plus palpitante des histoires du Moyen-Âge. Et celle-ci a bien plus d’aventures que dans ce conte!

La petite princesse s’appelait Isabel et était anglaise. On l’appelait Isabel Hedwig. De son père, elle n’en su rien jusqu’à ses cinq ans. Elle était née, on le pense, dans l’année 1121. Ou 1122, peut-être. Sa mère s’appelait Isabelle de Beaumonts et par son grand-père, descendait du roi de France, Henri 1er. Elle était son arrière, arrière petite fille.

-C’est un vraie princesse!
-Mieux encore, écoute-moi jusqu’au bout.

Je ne vais pas te répéter ce que je viens de lire, car sa petite enfance fut celle de ce conte. L’enfant était d’une douceur infinie, dotée d’un caractère mutin et d’une vivacité extrême. Elle parlait peu, mais avait grand esprit. Très tôt, sa mère s’employa à l’éduquer comme une reine, comme une fille de roi.
-Mais on ne sait pas qui est son papa...
-Attends un peu!

Ce que ne dit pas le conte, c’est que la reine du palais, sa mère, fut, à ce qu’on dit, la maîtresse favorite du roi, que l’on appelait alors Henri Beauclerc.
-Ooooooh!

Par son père, par sa mère qui étaient tous deux puissants, cette reine était resté à la cour et son esprit était si vif et charmant que le roi n’avait eu cœur à lui demander de s’éloigner. Mais jamais elle n’eu la place qu’eurent d’autres favorites, de nombreux siècles plus tard! Non...Isabelle de Beaumont était une femme discrète, mais influente. Si ce qu’on dit est vrai, et que le roi la préférait à d’autres femmes, on peut comprendre que notre petite Isabel découvrit très jeune ce qu’était alors la cour du roi à cette époque.
Elle avait six ans lorsqu’on lui dévoila la vérité sur sa naissance et elle en fut fière très jeune. Elevée librement, elle le fut, mais on lui octroya une éducation de choix car même illégitime, elle n’en restait pas moins fille et descendante de roi! Sa mère œuvra beaucoup à son éducation.

-Mais elle ne voyait pas beaucoup son papa, demanda la fillette?
-Assez pour qu’elle l’admira, rassure-toi, et l’on dit que le roi l’aima assez pour se soucier de son avenir.
-Ah?
-Ecoute donc la suite!

Isabel allait avoir dix ans lorsque sa mère se maria enfin, à Gilbert de Clare, proche du roi. Mais cette union fut marquée peu de temps après par la mort du souverain.

-Que se passa-t-il alors?

Isabel avait tout juste 10 ans et elle vécu quelques années dans le comté de Pembroke. Aînée d’une fratrie de 6 enfants, elle allia douceur et fermeté auprès de ses cadets, mais plus âgée qu’eux, elle prenait souvent quelques distances, préférant rester seule à peindre, ou à se consacrer à la musique. Elle aimait les arts et en mécène, aidait les artistes du comté. On lui prêtait autant de bonté que de justice.
Mais avant sa disparition, le roi avait pris une décision et la mère d’Isabel avait suivi cet avis. Le mariage fut ainsi cellé alors qu’Isabel n’avait pas dix ans.

-Mais quand on est fille de roi, on peut se marier avec qui on veut?
-Moins que d’autres, hélas! A cette époque, les mariages étaient des alliances afin de faire la paix avec les voisins.
-Elle se maria avec qui?
-Isabel, à 16 ans, épousa le fils illégitime du duc de Bretagne, qu’on appelait Brian FitzCount. Il était déjà veuf et était bien plus âgé qu’elle!
-L’aima-t-elle?
-L’histoire ne le dit pas. Mais voici ce que dit le conte de lui.

-Arrêtez-vous là, madame, coupa l’homme d’une voix faible. Jamais votre vie ne pourra être de ces histoires que l’on conte aux enfants. Même dans de nombreux siècles, si nos deux étoiles brillent encore dans les nues, je ne sais si l’on se souviendra de nous.
La jeune femme, assise sur la couche, posa un regard tendre sur l’homme. Prenant silencieusement sa main tremblante entre ses doigts fins, elle observa la poitrine se soulever avec difficulté.
-Ne vous fatiguez pas, monsieur. Espérez plutôt qu’un jour l’on se rappellera de nous. Reposez-vous.
L’homme ferma les yeux.

-Lady Wallingford, sa majesté vous attend.
-Je viens, répondit la jeune femme en jetant un dernier regard sur son époux.

Du haut des terrasses du palais de Jérusalem, l’immense étendue de sable chaud se voilait à ses yeux. Les bourrasques de vent prenaient les grains de sable dans leur bras, les faisant voleter en tourbillons opaques. Le soleil brûlait la terre, aussi brûlante que l’astre lui-même.
Pays gracieux, enchanteur aux reflets d’or. Pays traître, hostile aux batailles. Pays lumineux, entâché de sang. C’est là, si loin des siens et de sa terre que Brian FitzCount avait choisi de s’échapper pour quitter le royaume terrestre. Si proche du tombeau du Christ qu’il voulait protéger, les pièges de l’hérétique l’avait fait succomber. Et seule, portant à bout de bras un fief désargenté, détruit par les guerres et les sièges, lady Isabel Wallingford - Isabel d’Angleterre, de Normandie, Beauclerc, comme on pouvait l’appeler - attendait que la lourde page se tourne.
Il n’y avait nulle impatience, une seule résignation. Combien de temps l’avait-elle attendu, seule, dans un fief breton qu’elle ne connaissait? Tous deux avaient vaincu ce fossé d’années qui les séparait pour s’épauler, se soutenir. Elle lui tenait encore la main alors que ses derniers souffles s’amenuisaient.
L’avait-elle aimé? D’un sentiment pur, tendre et sincère, sûrement. Il avait su lui montrer d’autres voies et la guider pour l’avenir. Il savait qu’il abandonnerai son épouse bien trop tôt, comme celle qui l’avait précédé l’avait quitté de nombreuses décades auparavant. En s’épuisant, il confiait dans les mains de la jeune femme ce qu’il avait bâti des siennes.
Epoux de la fille d’un roi dont il avait été l’ami proche, il ne cessait de la voir comme un présent, en gage des années qu’il avait passées à servir une couronne.

Ce serait en veuve qu’elle reviendrait en Angleterre, qu’elle affronterait la fin de la guerre civile, qu’elle protégerait tout ce que lord Wallingford lui léguait, en premier lieu ce fils qu’elle aimait comme le sien. Elle avait son épaule, son soutien, cet esprit de l’ombre qui le guidait. Sa discrétion pouvait la désservir, mais elle se savait assez influente pour tenir tête aux hommes. Et plus encore, elle savait quel sang coulait en ses veines.

-Et alors, qu’a-t-elle fait ensuite, maman?
-Elle est retourné sur ses terres, prendre soin du fils de son mari, né d’un premier mariage. Il avait 15 ans.
-Elle est restée là? Sans rien faire?
-Attends un peu!

Isabel quitta Jérusalem, soutenue par le jeune roi Baudouin III qui lui offrit une petite escorte afin qu’elle traverse la Terre Sainte en sécurité. Revenue en Angleterre, elle y retrouva l’homme en qui son époux avait le plus confiance et à qui il avait confié la gestion de ses terres jusqu’à la majorité de son fils. Renaud de Courtenay, issue d’une branche cadette de la grande famille française, implantée en Angleterre.
La guerre civile entre Mathilde l’Emperesse et Etenne de Blois sévissait encore, mais Courtenay était parvenu à maintenir Wallingford hors du passage des troupes. Par les alliances française et anglaises, il avait souhaité laisser le comté neutre dès l’annonce de la mort de FitzCount.

-C’est à dire qu’ils ont arrêté la guerre, alors qu’on se battait à côté d’eux?
-Officiellement, c’est ce qu’il était sensé se passer sur les terres, mais officieusement, Isabel soutenait la cause de Mathilde, sa demi-soeur et mère de ses neveux. Et de plus, il était très difficile de ne pas jurer allégeance en ces périodes de troubles. Lorsque le jeune Henri poursuivi la lutte à la suite de sa mère, Isabel fut son soutien le plus indéfectible, ainsi que celui de son frère Geoffroy, malgré les tensions entre l’aîné et le cadet.
-Pourquoi?
-Tous deux souhaitaient des couronnes bien particulières!
-Que fit Isabel?
-Elle se battit pour la cause qui lui semblait la plus juste. Tu te souviens qu’elle intervenait dans les affaires de son mari, que celui-ci lui demandait ses conseils avisés? Eh bien elle continua d’agir ainsi, épaulée par le fidèle Courtenay. On leur prêta quelques liaisons ou aventures, mais nous ne sommes sûrs que de l’indéfectible confiance qui les liait. Manipulatrice politique, Isabel se montra incorruptible dans les affaires, elle était la tête pensante, Courtenay le bras armé.
-Et alors?
-Isabel fini par entrer dans le conflit, bougeant ses pions pour sauver ses terres, la couronne d’Angleterre, le duché de Bretagne et la couronne de France! Mais je te conterai tout cela plus tard, Mahaut.

Il faut dormir à présent.